Initialement conçue en appui de la première monnaie digitale décentralisée (Nakamoto, Bitcoin Whitepaper, 2018), la technologie blockchain suscite l’intérêt dans des domaines industriels variés.
Le secteur financier a été l’un des pionniers à s’approprier cette technologie pour simplifier certaines de ses activités comme l’échange d’actifs, la levée de financements ou encore les transferts interbancaires grâce à des blockchains de consortium telles que le réseau Ripple ou le modèle de plateforme Corda.
D’autres acteurs industriels ont rejoint cette dynamique, concevant leurs propres solutions ou utilisant des blockchains existantes pour améliorer l’efficacité, la traçabilité et la sécurité de leurs échanges. A titre illustratif, dans le secteur agroalimentaire, IBM a développé et distribue la solution ‘Food Trust’ qui utilise la plateforme Hyperledger, pour l’échange des données et la traçabilité des produits. L’industrie du Luxe a également multiplié les initiatives comme l’illustre le lancement de la blockchain de consortium Aura par LVMH, Cartier et Prada, conçue pour échanger des informations sur l’origine des produits et pour émettre des certificats numériques garantissant leur authenticité et origine.
Bien que plus discret vis-à-vis du grand public, le secteur de l’énergie s’intéresse également aux améliorations que peut apporter la technologie blockchain. Elle y est envisagée pour résoudre des problématiques aussi vastes que la certification d’origine de l’électricité, les quotas d’émission de CO2, ou encore l’ajustement décentralisé entre sources production d’énergie et points de consommation, pour n’en citer que quelques-unes.
Dans le contexte actuel d’appel mondial à une « révolution » énergétique, cette technologie semble plus que jamais un outil pertinent. Pour mieux comprendre en quoi elle peut répondre aux défis contemporains de ce secteur, et avec quelles réserves, il convient tout d’abord de rappeler quels sont les différents types de blockchains et leurs usages. Il est également intéressant d’analyser quelques exemples d’applications propres au secteur de l’énergie pour en apprécier le potentiel et mieux appréhender l’impact et les avancées possible que peut offrir cette technologie.
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De la blockchain à usage de cryptomonnaie à la « smartchain ».
La blockchain est surtout connue du public grâce à l’avènement et la popularisation du Bitcoin. Cette monnaie digitale lancée en 2009, dite aussi cryptomonnaie, repose sur un registre et un protocole de validation de transactions partagés par des millions de participants sur internet. Plus précisément, elle fonctionne grâce à un registre « distribué » et synchronisé par ces derniers, qui contient tout l’historique des échanges de bitcoins. Ce registre est mis à jour à peu près toutes les 10 minutes par l’ajout d’un bloc contenant de nouvelles transactions. Parce qu’il est construit sous forme de blocs successifs, il a été qualifié de « blockchain » par son créateur encore inconnu. Son intégrité – c’est-à-dire le fait qu’on ne puisse en changer le contenu – est garantie par la multiplicité des acteurs qui participent aux validations de transactions et par une empreinte cryptographique unique, dite hash, ajoutée au début et à la fin de chaque nouveau bloc. Ce «hash » permet aux participants de vérifier rapidement et à tout moment que la valeur des transactions passées n’a pas été modifiée dans le registre qu’ils partagent et mettent à jour.
Depuis la création du Bitcoin, d’autres types de blockchains ont vu le jour, ouvrant des perspectives d’application plus larges que les seules cryptomonnaies. Certaines reposent sur des règles de coordination et de mise à jour du registre moins consommatrices d’énergie. D’autres, comme la fameuse blockchain Ethereum, vont au-delà des simples transactions : Ethereum permet ainsi d’exécuter des programmes de façon décentralisée et d’en inscrire les états et le résultat dans sa blockchain. Lesdits programmes sont qualifiés de « smart contracts ». Il est ainsi possible, sur ces blockchains parfois appelées « smartchains », de lier des utilisateurs ou des adresses à des scripts informatiques, et d’en programmer l’exécution. Elles ouvrent la voie à des systèmes de régulation et de gestion autonomes et décentralisés via internet. C’est ce type de blockchain, permettant l’exécution de programmes de façon décentralisées, qui semble la plus pertinente pour le déploiement de solutions de gestion de l’énergie. Les plateformes hyperledger ou Corda, bien connues des industriels et financiers, permettent également ce type de programmes.
Applications blockchains dans l’énergie
Un type d’application très en vogue de la blockchain à l’énergie concerne des microgrids (petits réseaux autonomes) qui servent de laboratoire pour de futures smartcities. Citons quelques exemples : le projet allemand porté par la startup Conjoule qui prévoit l’échange Peer to Peer (P2P) d’énergie photovoltaïque ; les Brooklyn microgrid project ou le projet RENeW Nexus, qui utilisent une blockchain avec une cryptomonnaie permettant la vente ou l’échange du surplus de production solaire.
Dans cet univers naissant des microgrids et smartgrids, plusieurs types d’usages sont envisagés :
Le premier consiste à utiliser une blockchain pour enregistrer et stocker sur ces réseaux les transactions d’énergie de façon décentralisée. Néanmoins ce type d’usage pose deux questions : comment appréhender une « transaction » d’un point de vue énergétique ? Et pourquoi tenir un registre de toutes les transactions passées ? En effet, la consommation énergétique est un processus continu et s’intéresser à chaque changement d’état, pour chaque point de consommation ou de production, requiert idéalement de disposer d’une multitude de capteurs et commandes intelligentes, pour chaque appareil. De plus, est-il pertinent de conserver l’historique de ces transactions ? Une telle exhaustivité pourrait in fine représenter beaucoup de consommation d’électricité rien que pour le partage des données et complexifier excessivement le fonctionnement des réseaux.
Un deuxième type d’usage de la blockchain consiste à permettre l’achat et la vente entre particuliers et de façon décentralisée d’un surplus de production verte. Dans ce cas, le réseau et ses objets connectés ne sont pas globalement optimisés. C’est le surplus de production locale qui est vendu sans intermédiaire d’un point de production à un point de consommation. Néanmoins, l’échange P2P d’énergie ne résout pas les problèmes d’anticipation et d’équilibrage des réseaux, qui ont leurs propres contraintes techniques. Il convient donc d’interfacer ces blockchains avec les outils de gestion des opérateurs électriques, ce qui en limite l’intérêt et la nature décentralisée.
Il nous semble donc qu’une blockchain associant à chaque consommateur et producteur (ou acteur mixte) un bilan de production et de consommation, sur le modèle d’Ethereum, offrirait plus de possibilités et de flexibilité. Nous développerons davantage cette réflexion à la fin de cet article.
Avant cela il nous semble utile d’évoquer d’autres types d’applications.
L’une d’entre elle concerne l’équilibrage des réseaux.
C’est ce type d’application qui est porté par le projet Sonnen, associé au progamme « Flex Platform », qui exploite la technologie blockchain pour faciliter l’équilibrage des réseaux via l’utilisation de batteries de stockage. Ce projet très intéressant repose sur la blockchain Hyperledger, qui est somme toute assez complexe. Une avancée encore plus intéressante consisterait à interfacer ces problématiques de stockage et d’équilibrage avec une blockchain gérant les états de consommations ou de production des acteurs comme nous le développerons plus loin. Le modèle de fonctionnement d’Ethereum offrirait peut-être à cet égard plus de flexibilité. A défaut, le développement de protocoles génériques permettant aux différentes blockchains de l’énergie de s’interconnecter – sur le modèle de Polkadot – pourraient aussi être une solution pour assurer cette interface et optimiser la gestion des réseaux d’énergie.
Une autre application concerne le trading de l’énergie, sur le modèle du projet Enerchain, pour n’en citer qu’un, qui consiste à permettre les achats et les ventes sans l’intervention d’opérateurs de marché. Néanmoins, sauf erreur de ma part, les solutions actuellement pensées conçoivent ces transactions, même si celles-ci sont décentralisées, seulement d’un acteur à l’autre. Elles sont donc confrontées à un problème d’ajustement en temps réel et nécessitent la rencontre exacte entre une offre et une demande d’énergie, sans en permettre une optimisation dans le temps : en effet, certaines sources peuvent être vendues, puis stockées, puis mobilisées et facturées ensuite à un consommateur. Pour que cela se fasse sans opérateur de réseau gérant les nominations et soutirages, une interface avec une blockchain gérant la flexibilité du réseau ou son stockage, ou encore une solution blockchain plus complète mériterait là encore d’être conçue.
Enfin, sans citer de façon exhaustive toutes les applications possibles de la blockchain, notons qu’un registre distribué peut également répondre aux problèmes de transparence des certificats d’énergie renouvelable, des crédits carbones ou des certificats d’effacement.
Vers un système intégré de gestion de l’énergie
La technologie blockchain fait donc l’objet de plusieurs applications possibles et les programmes de recherche se sont multipliés pour en éprouver l’intérêt pour différents types d’usages. Pour autant, une vision globale et intégrée manque encore pour pouvoir en extraire tout le potentiel.
Les innovations récentes de la « DEFI » (Finance Décentralisée) représentent une source d’inspiration remarquable pour pouvoir relever ce défi. En effet, plutôt que d’appréhender une transaction entre deux lieux, de penser l’équilibre énergétique à l’échelle de chaque acteur ou de chaque réseau, des pools d’échange d’énergie verte, d’énergie fossile, d’effacement de la consommation ou encore et de stockage de l’énergie mériteraient d’être créés via des smartcontracts, tout comme la DEFI a créé sur Ethereum des contrats gérant des Pools de liquidité pour automatiser les échanges et équilibres financiers.
Selon cette perspective, le modèle de fonctionnement d’Ethereum apparait comme tout à fait pertinent pour tenir un registre des consommations et productions de chaque acteur, tout en en précisant la quantité d’énergie renouvelable, les droits d’effacement ou encore les crédits carbones. La création de smartcontracts gérant des capacités de stockage, stockant les surplus de façon mutualisées, organisant des pools de fourniture et d’effacement d’énergie ou encore des pools représentant des zones d’équilibrage faciliterait également le fonctionnement des réseaux, voire rendrait obsolète, à terme, les processus lourds de nominations et compensations des déséquilibres de ceux-ci.
Selon cette perspective, le potentiel de la blockchain devient vertigineux et offre de réelles opportunités en matière de décentralisation et de gestion autonome. Il offre également, par la même occasion, des outils uniques pour suivre en temps réel et optimiser avec un efficacité redoutable les politiques énergétiques. Mais là encore, entre l’idée théorique et la mise en pratique, le chemin peut encore rester long d’autant que l’écosystème de la blockchain appliqué à l’énergie demeure pour l’instant l’apanage de grands acteurs énergétiques, orientés par d’autres grands acteurs de la digitalisation soucieux de placer leurs solutions un minimum centralisées. Il ne bénéficie pas encore des capacités d’innovation ahurissantes que connait aujourd’hui la DEFI, fortement stimulée par les perspectives d’enrichissement personnelles et rapides des génies de la blockchain. Puissent mes pairs me pardonner cette dernière observation…
Florie Mazzorana